La bouillabaisse, pour les Provençaux, c’est une histoire de familles. Chacune a sa recette pour réussir ce célèbre ragoût de poissons : les uns y mettent un peu de ceci, les autres y trempent un peu de cela… Mais à l’arrivée, tout le monde y va goulûment de son coup de cuillère. Alors c’est quoi la « vraie » bouillabaisse ? Pour en avoir le cœur net, et le ventre plein, la Popote à pépé s’est invitée à table, et en cuisine, dans deux familles provençales.
La bouillabaisse. © Baptistin Vuillemot
« C’est la pêche à pépé ! », lance fièrement Francis en posant sur la table un sac de daurades et de sars. Discrètement, il sourit et, avec un accent de rascasse, il confie : « En fait, je suis parti avec le pêcheur, eh, c’est plus simple avec le filet ! » Mais pas le temps de palabrer, « qui s’occupe des favouilles ? », recadre Nicole, sa femme. Il est 9 heures du matin. Aujourd’hui, c’est bouillabaisse chez leur fille Cécile. On attend une trentaine de personnes : toutes les générations de la famille, au sens large, jusqu’aux amis des amis.
Les « favouilles », ce sont des petits crabes. Quand ils arrivent en cuisine, ils sont encore vivants. Et Nicole le sait bien, « il faut les écraser avec le pilon sinon ils vont s’échapper ». Francis, 79 ans, s’y colle, avec des petits jeunes venus prêter main forte : « Oh, y’en a un moulon et ils sont bien pleins. T’as vu comme c’est jaune quand tu les ouvres ? ». Après les crabes, il faudra nettoyer les moules. « Et la rouille, j’en fais combien ? », demande Cécile. « Oh tu sais, moi je fais tout au pif », lui répond sa mère. Et ainsi, toute la matinée, des petites équipes de volontaires s’activent pour que la « bouille » soit fin prête à midi. « C’est toute une organisation », explique Cécile. « Il faut compter trois jours : un pour faire les courses et aménager la maison, un pour cuisiner et se régaler et encore un pour tout ranger et évacuer les odeurs de poisson ». Un repas de fête, sans aucun doute.
« Pour commencer, il faut trouver du bon poisson ». © Baptistin Vuillemot
Poissons de roche
« Pour commencer, il faut trouver du bon poisson », précise Nicole. Et pas n’importe lesquels : « des petits poissons de roche. La rascasse, le chapon, le rouquier, la vieille, le rouget… Mais aussi une murène ou un congre. Après, selon le pêcheur, il peut te mettre de la vive, du grondin, de la daurade, du Saint-Pierre… Il faut prévoir une grosse gamelle ! » Au fond, on commence par faire « suer » les oignons et l’ail dans l’huile d’olive. Puis on ajoute les pommes de terre, le safran, les crabes, les seiches, les moules et on recouvre d’eau. À côté, il faut passer au moulin les plus petits poissons pour extraire un jus délicieux qui servira de « fond » à la soupe. Les autres, on les jette dans le bouillon en fonction de leur gabarit : les plus gros d’abord. Quand la popote est bien pleine, il faut parfois plus d’une heure pour que ça commence à bouillir.
Chacun la sienne
À quelques dizaines de mètres à vol d’oiseau, dans une autre maison, une autre famille prépare elle aussi sa bouillabaisse. Lulu (84 ans) est bien d’accord : « C’est beaucoup de travail, on ne la fait pas tous les jours. Mais c’est l’occasion de réunir la famille et l’ouvrir à d’autres personnes. Préparer une bouillabaisse, c’est plus qu’une recette, c’est s’offrir. Moi c’était ma grand-mère qui la faisait. À l’époque, tout le monde avait son petit bateau. Les gosses allaient ramasser les favouilles, les tomates de mer, les anémones… Ils rajoutaient tout ça dans la soupe. C’était peut-être un peu plus pauvre qu’aujourd’hui mais c’était festif. Certains jouaient aux boules, d’autres aux cartes, les enfants du quartier en profitaient pour se retrouver. »
« La cuisine, ça se transmet, ça se partage. » © Baptistin Vuillemot
« La recette, chacun l’arrange à sa façon », poursuit-elle. « Moi par exemple, je fais mariner, la veille, tous les poissons avec du safran, de l’ail, du fenouil, les pommes de terre. Et si tu n’as pas de favouilles, tu mets de l’araignée ! ». Son secret de famille ? Une demi-tasse de pastis qu’elle ajoute à la marinade. « Les puristes diraient que ce n’est pas traditionnel, mais chacun peut amener sa touche créative. La cuisine, ça se transmet, ça se partage. »
Aujourd’hui, c’est son fils Jean-Christian qui porte le tablier. « Fais gaffe à ne pas te blesser avec une rascasse, qu’on ne soit pas obligé d’aller te chercher à l’hôpital », prévient-elle. Assise sur une chaise près de la marmite, Lulu surveille, verre de vin blanc à la main : « C’est bien de pouvoir compter sur les bénévoles », s’amuse-t-elle. « Mais surtout, c’est bien de voir qu’ils ont eu envie de poursuivre la tradition. Maintenant, c’est au niveau de l’organisation qu’il faut qu’ils progressent ! »
La bouillabaisse, une recette pêcheurs. © Baptistin Vuillemot
Soupe haute surveillance
« Oh mais vous n'avez pas enlevé les dards ?», s’inquiète tout à coup Francis, en train de repêcher les vives dans la marmite. Ces poissons longiformes ont une épine dorsale venimeuse. « Il faut les enlever au couteau, et bien creuser, sinon le pouilloun (le poison –ndlr), il est toujours là, hein ! »
« Moi je prépare tout et Francis, avec son copain, ils surveillent. Ils ont l’impression de faire quelque chose », sourit Nicole. La bouillabaisse, c’est « Pépé », son beau-père qui lui a appris à la faire : « Il était né en 1912. À l’origine, c’était une recette de pêcheurs. Ils la préparaient avec les poissons abîmes, les invendus. Pour nous, c’était surtout une manière de se retrouver ensemble l’été, à l’extérieur, sous les arbres, avec l’apéro. Et ça Pépé il adorait ! »
C'est l'heure de l'apéro à La Seyne-sur-Mer. © Baptistin Vuillemot
Plein les faouques
Il est déjà bientôt treize heures, sous un soleil de plomb et, dans nos deux familles provençales, « l’apéro » est déjà commencé depuis longtemps quand il est temps de passer à table ; à croire que certains prennent les traditions très au sérieux. Pour l’occasion, on a revêtu les tables des plus belles toiles cirées aux motifs évocateurs : rameaux d’olivier, brins de lavande, marinière… Les mortiers débordent de rouille relevée au piment de Cayenne, les panières sont remplies de croûtons de pain frottés à l’ail. Quand les faouques, ces grandes couasses en écorce de liège, arrivent enfin pleines de poissons, de fruits de mer et de patates parfumés au safran, accompagnées de généreuses soupières de bouillon, les applaudissements, pas forcés, sont vite couverts par le tintement des cuillères. Nicole, Francis, Lulu, Cécile, Jean-Christian et les autres, vont pouvoir enfin se détendre et profiter à leur tour de cette tradition bouillonnante et iodée. Celle-là, ils ne l’auront pas volée !
Baptistin Vuillemot
© Baptistin Vuillemot
Recette de la rouille
Incontournable sauce qui accompagne la bouillabaisse, la rouille est une émulsion épicée d'huile et d'œuf. Pour ne pas qu'elle « cague », utilisez des œufs bien frais mais pas froids.
Ingrédients :
1 ou 2 jaunes d'œuf
De l'huile de tournesol ou d'arachide
De l'huile d'olive
De l'ail
Du safran
Du piment de Cayenne
Dans un mortier, écraser au moins 4 ou 5 gousses d'ail à l'aide d'un pilon de façon à obtenir une « pommade » uniforme. Ajouter 1 ou 2 jaunes d'œuf, du sel. Mélanger lentement le tout avec le pilon (méthode traditionnelle) ou un fouet (méthode moderne) tout en incorporant l'huile de tournesol ou d'arachide jusqu'à obtenir une émulsion épaisse, le pilon doit pouvoir tenir debout ! Assaisonner et colorer avec le safran, le piment de Cayenne et un peu d'huile d'olive. Servir dans le mortier avec des croûtons frottés à l'ail.
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